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Christine Barbe

CB

ELORA WEILL-ENGERER
« CONTRE-COURANTS »
/ Countercurrents

Texte Elora Weill-Engerer. « Contre-courants ». 2021
Critique d’art (AICA – Association Internationale des critiques d’art) – commissariat d’exposition – Contemporaines. CEA (Commissaires d’exposition associés).

Les paysages de Christine Barbe sont des espaces liminaires, autrement dit des passages initiatiques entre deux mondes où l’ordre du réel est éclairé d’étrangeté. Lieux flottants et dépeuplés, souvent obscurcis par un fond sans horizon, ils trahissent en même temps une présence magique, indiquée par la palette chimique et minérale. Un rose chirurgical ou un vert toxique contaminent régulièrement les figures principales, comme des sources lumineuses et irrationnelles irradiant de l’intérieur même des éléments naturels. Se mêlent dans la composition les forces liquides et telluriques, qui, comme l’eau et la terre, se sentent à travers les perceptions multiples et échappent à qui tente de les retenir. Aussi, l’oeuvre de Christine Barbe a-t-elle tout à voir avec la fluidité, la flottaison, l’immersion, qui forment autant de facettes à une pensée des eaux, un “psychisme hydrant” pour reprendre une expression de Gaston Bachelard. Cette pensée se traduit autant dans les techniques de l’artiste, multiples et mouvantes, que dans ses sujets, parmi lesquels reviennent de manière récurrente des figures évanescentes et des paysages en mutations.

Dans sa dernière série d’aquarelles sur papier enchâssées dans des mousses expansives, Christine Barbe conjugue deux mediums qui s’opposent dans leur facture et leurs couleurs. Ici, le cadre factice s’impose autant que l’image. Des paysages marins ou des autoportraits en noyée sont engloutis dans ce qui ressemble à une écume rose, comme un corail chimique et sucré colonisant tout sur son passage. L’œuvre se fait objet, à la fois prothétique et totémique, dans le sens où elle évoque, d’une part, un artefact aseptisé et éthéré et, de l’autre, un emblème issu de quelque légende encore fraîche. Au demeurant, dans la mythologie grecque, la déesse Aphrodite naît de l’écume ou de la mousse (aphros) issue du sexe d’Ouranos, tranché par Cronos. Le côté “plastique” ne congédie donc pas la poésie. De même, les photographies des Paysages plombés ont-elles tout à voir avec une forme de croyance qui perdure au fil des âges. La mousse est encore déclinée sous forme de motifs avec les rocs maculés de mousses luminescentes et anisotropes dans cette série animant des scènes minérales ou végétales ensevelies sous la neige ou tapies dans la futaie, comme autant de fragments autonomes de mondes parallèles. Le physicien Leonard Susskind parle précisément de “mousses d’univers” pour désigner les univers multiples qui apparaîtraient et disparaîtraient comme des bulles de gaz. Lieux impénétrables, évocateurs de rituels ancestraux communément associés aux formes mégalithiques, ces orées de bois de Perséphone capturées par Christine Barbe comportent en même temps une dimension alchimique, notamment dans la technique toute personnelle développée par l’artiste : la photographie est prise dans de la poudre graphite qui est diluée, poncée, biffée, sculptée au rouleau à crépis. En résulte un arrière-plan étrange et compact, où la traversée ne va pas de soi, comme pour l’anabase d’Orphée guidant son Eurydice vers la lumière. L’autoportrait de l’artiste immergée se retrouve à nouveau avec Rêves de rébellion et Lignes de flottaison, cette fois décliné sous forme de vidéos fantomatiques, ou de figures translucides faites à l’encre sur papier dilué au solvant. Dans ces compositions claustrophobes, le corps est aussi ceint qu’il semble sortir de lui-même, comme un poison reconfigurant l’individu de l’intérieur. Une intimité particulière se déploie dans la substance aqueuse ou nocturne qui voile, toujours, ces images. Dans son ensemble, le travail de Christine Barbe, aussi prolixe soit-il dans sa recherche plastique et technique, s’appréhende de fait à travers autant de filtres à transpercer, denses et sourds comme des nappes d’huile ou d’épaisses nuits où déceler la lumière.

Elora Weill-Engerer

Text « Countercurrents ». Elora Weill-Engerer. 2021.
Art criticism (AICA member – International Association of Art Critics) – exhibition curator – Contemporaines. CEA (Associate curators).

Christine Barbe’s landscapes are liminal spaces, in other words, they are initiatory passages between two worlds where the order of reality is illuminated by strangeness. Floating and depopulated places, often obscured by a horizonless background, they also betray a magical presence, indicated by the chemical and mineral palette. A surgical pink or a toxic green regularly contaminate the main figures, like luminous and irrational sources radiating from within the natural elements. Liquid and telluric forces mingle in the composition, which, like water and earth, are felt through multiple perceptions and escape those who try to hold them back. Christine Barbe’s work has everything to do with fluidity, buoyancy, immersion, which form so many facets of a way of thinking about water, a “hydrant psyche” to use an expression by Gaston Bachelard. This thought is reflected in the artist’s techniques, which are multiple and changing, as much as it is in her subjects, among which evanescent figures and changing landscapes recur.

In her latest series of watercolours on paper set in expanding foam, Christine Barbe combines two mediums that are opposed in their texture and colours. Here, the dummy frame imposes itself as much as the image. Seascapes or portraits of her drowned self are engulfed in what looks like pink foam, like a chemical and sweet coral colonising everything in its path. The work becomes an object, both prosthetic and totemic, in the sense that it evokes, on the one hand, an aseptic and ethereal artefact and, on the other, an emblem from some still fresh legend. As it so happens, in Greek mythology, the goddess Aphrodite was born from the foam or moss (aphros) of the sex of Ouranos, cut off by Cronos. Therefore the “plastic” aspect does not dismiss the poetry. In the same way, the photographs of Paysages plombés have everything to do with a form of belief that has endured through the ages. The moss is again expressed in the form of motifs with the rocks covered in luminescent and anisotropic mosses in this series animating mineral or plant scenes buried under the snow or lurking in the forest, like autonomous fragments of parallel worlds. Physicist Leonard Susskind speaks precisely of “universe foams” to designate the multiple universes that appear and disappear like gas bubbles. Impenetrable places, evocative of ancestral rituals commonly associated with megalithic forms, these wood edges of Persephone captured by Christine Barbe also have an alchemical dimension, notably in the very personal technique developed by the artist: the photograph is taken in graphite powder, which is diluted, sanded, scratched, sculpted with a plaster roller. The result is a strange and compact background, where the crossing is not self-evident, as in the anabasis of Orpheus guiding his Eurydice towards the light. The self-portrait of the submerged artist is again found in Rêves de rébellion and Lignes de flottation, this time in the form of ghostly videos or translucent figures made with ink on paper diluted with solvent. In these claustrophobic compositions, the body is so girded that it seems to emerge from itself, like a poison reconfiguring the individual from within. A particular intimacy unfolds in the watery or nocturnal substance that always veils these images. As a whole, Christine Barbe’s work, as prolific as it is in its artistic and technical research, is to be apprehended through so many filters to be pierced, dense and dull like oil slicks or thick nights in which to detect the light.

Elora Weill-Engerer