Anne Kerner. « Christine Barbe, les chevalets du voyage ». Journaliste et critique d’art (AICA).
Magazine « Paris sur la terre ». 2000
CHRISTINE BARBE PEINT, COLLE, RECYCLE ET FILME LES IMAGES, LES SIGNES ET LES SYMBOLES. FRUITS DE SES VOYAGES ET DE SES VILLÉGIATURES AU MAROC. EN CALIFORNIE OU À NEW YORK, SES TOILES, QU’ELLE RECOMPOSE INLASSABLEMENT, ILLUSTRENT, SANS LES MONTRER, DIVISIONS ET MUTATIONS D’UN MONDE EN PERPÉTUELLE ÉVOLUTION.
Dans son atelier de l’Oise, Christine Barbe saisit le corps et l’esprit dans tous leurs états. Formidablement moderniste, l’artiste jongle des matières, des supports et des médias. Visite dans l’antre d’une belle ensorceleuse. D’une terre, d’un ciel, d’une ville, l’autre.
Christine Barbe, d’une terre, d’un ciel, d’une ville, l’autre. De Grenoble à Paris en passant par l’Afrique du Nord, New-York et un petit port de Hollande, Christine Barbe n’en finit pas de travailler sur la mémoire. De capter le souvenir. De le manipuler. Et de le transmettre. Dans son immense atelier blanc de l’Oise, au milieu d’une nature verdoyante, la jeune femme brune dévoile ainsi le corps et l’esprit dans tous leurs états. Posées le long des murs, ses toiles de tous formats laissent apparaître un univers à la fois sobre et foisonnant. Gestuel, vibratile, rythmique. Où elle ne cesse de pervertir le « bien-faire », dit-elle, comme pour toujours perdre la chrysalide d’une bonne éducation ».
Sur ses grands tréteaux, à même le sol ou sur des étagères, des multitudes de pots de colles, de peinture aérosol, d’acétone. Et encore des boîtes à outils débordant de marteaux, de clous et d’outils en tous genre. Même les armoires gigantesques éclatent de rouleaux de papier, de cadres, de livres d’arts. A l’intérieur d’une porte, une image de son ancien atelier parisien de la rue du Perche, dans le Marais. Posé sur une table, son appareil photo attend un visage, un corps à portraiturer. Un peu plus loin, ses notes à portée de main : « faire un essai avec le graphite », « tout le fond rouge », « appliquer le même bleu mais très blanc dessus ». Expériences et manipulations.
Nourrie par ses fascinantes et si contraignantes études de gravure dans sa ville d’origine, Grenoble, c’est dans le magnifique village marocain d’Asilah noyé entre le soleil et la mer, que Christine Barbe découvre les monotypes. Premières libérations. Premières interventions du hasard qui lui est si cher. Puis c’est à New York qu’elle parfait sa technique dans des collages disloqués, sans cesse déformés et redéformés qui s’attachent à saisir le moment ou l’instant. Premiers travellings et jeux d’écritures, aussi. La lumière de l’Afrique du Nord l’avait convertie aux couleurs. Ici sourdes, stridentes, primaires, jonglant des transparences, expressionnistes à n’en plus finir, elles expriment dans des « patchworks » comme les appelle l’artiste, les échanges humains « dans des sortes de clichés ».
A son retour en France, en 1989, son travail se transforme et glisse doucement. Sa culture européenne, longtemps, peut-être trop longtemps mise entre parenthèse, la saisit, la bouscule et l’interpelle. Les attaches remontent et l’enlacent définitivement. Sa palette s’adoucit pour atteindre une quasi monochromie. Désormais, seuls les argents et les ors osent s’embraser entre les noirs et les blancs. « J’aime les couleurs alchimiques qui changent de point de vue selon qu’on les regarde », explique t-elle. Nuances et métaphores.
Métamorphoses surtout. Car Christine Barbe jongle de toutes les matières, de tous les supports, de tous les médias. De la fresque à la pierre des pavés en passant par les toiles, les sérigraphies, la photographie et la vidéo, elle n’en peut plus de mêler la tradition à la plus pointue des modernités. Car rien ne l’embarrasse. Rien ne lui fait peur non plus. Comme un explorateur un peu fou parti en campagne, en faisant « un pas en avant, deux pas sur le côté », dit-elle en mimant les gestes, elle avale et incorpore à ses recherches tout ce qui peut atteindre son but : « le travail sur l’identité… le déploiement de l’image, l’arrêt de la narration, les visions entrecoupées. Mes recherches se concentrent sur la mémoire et sa manipulation du souvenir, mais également sur son devoir de transmission », dit l’artiste.
Et la voilà qui transfère, recycle ses propres images photographiées ou numérisées devant son ordinateur. Puis vient l’ouvrage dans l’atelier sur des fonds de toiles ou de papier comme de veilles fresques ou d’anciens vestiges. Grattées, griffées, trouées. Et la perversion se poursuit. A tout prix. Au sol. A la Jackson Pollock ou Anselm Kieffer. Christine Barbe gicle, éclabousse, laisse son geste porté par le courant et réagit. Laisser. Faire. Elle dessine encore à plat avec une pipette et saupoudre le graphite quant elle n’incorpore du blanc de Meudon dans les reliefs et n’ajoute de la résine pour mieux voiler, dévoiler ses portraits. Pire encore, la jeune femme poursuit sa construction-destruction pas un lavage au jet qui se termine enfin dans l’extrême douceur d’un ponçage. Patience et violence. Miracle d’une apocalypse.
Ici dedans-dehors, dessus-dessous, c’est le même combat. Naissent alors de l’enfouissement et des perturbations intolérables des échanges, des mutations, des palimpsestes inimaginables. Le corps se révèle peu à peu dans tous ses états. « Comme un feux follet, -qui- simulacre une sorte de transe saccadée, galvanisée », écrit l’artiste. Ici apparaissent, disparaissent, comme en lévitation les « corps énigmatique, corps du dépassement, corps de performance, corps imaginaire » qui tapent, courent, hurlent, se libèrent, frappent encore comme pour sortir de l’écran, du cadre, de l’espace dont ils sont prisonniers. Elle décompose ainsi le mouvement. Image après image. Le geste ralentit. L’air s’allège.
Dans son imperturbable recherche « du côté d’un sentiment des êtres et des moments de la vie », écrit Yves Michaud, la jeune femme s’en prend aux images, aux symboles et aux signes qu’elle mixte, malaxe, et transfuge. Elle conjugue tradition et subversion pour mieux capter les « états multiples de l’être » selon René Guénon ou les « sentiments à l’état naissant » selon Nathalie Sarraute dans Le portrait d’un inconnu. Christine Barbe vit formidablement l’art présent en s’abreuvant du passé. C’est sa force et sa loi.